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Nora se dirigeait en claquant des talons vers la voûte de calcaire usé. L’entrée du Dakota avait été ravalée récemment, mais elle conservait un aspect austère et inquiétant qui n’était pas sans lui rappeler la Tour de Londres. C’est tout juste si elle ne s’attendait pas à découvrir un peu plus loin une herse, des meurtrières et des chaudrons de poix bouillante.
Elle s’arrêta en apercevant des restes de bougies, des pétales de fleurs et quelques photos dans des cadres émiettés. On aurait dit un mausolée, et Nora se souvint que c’était là que John Lennon était tombé sous les balles d’un fou un jour de décembre 1980. L’épisode resterait sans doute moins célèbre, mais Pendergast se trouvait lui-même tout près de là lorsqu’il avait été attaqué par le Chirurgien. Elle leva les yeux machinalement et découvrit la façade gothique de l’immeuble, avec ses gargouilles de pierre, ses pignons et ses tours découpant leur silhouette médiévale sous un couvercle sombre de nuages menaçants. Il faudrait me payer pour habiter ici, se dit-elle. Elle regarda longuement autour d’elle, comme elle avait pris l’habitude de le faire depuis la course-poursuite des archives, et se dirigea vers la voûte d’un pas alerte.
Le gardien qui se tenait dans la guérite de bronze et de verre à l’entrée du bâtiment était raide comme un garde de Buckingham Palace. Nora se demandait même s’il l’avait vue, mais à peine avait-elle fait un pas sous la voûte que l’homme lui barrait le chemin, courtois mais ferme.
— Puis-je vous aider ? demanda-t-il.
— J’ai rendez-vous avec monsieur Pendergast.
— Votre nom ?
— Nora Kelly.
Le gardien hocha la tête, visiblement prévenu de sa venue.
— Entrée sud-ouest, dit-il en lui désignant le bâtiment du doigt tout en s’effaçant pour la laisser passer.
Nora le remercia et prit la direction indiquée pendant que le gardien, de retour dans sa guérite, prenait son téléphone pour l’annoncer.
Arrivée au pied du bâtiment, elle pénétra dans le vestibule et monta dans un ascenseur sentant le cuir et l’encaustique, qui l’emporta en douceur quelques étages plus haut. Les portes coulissèrent silencieusement et Nora se retrouva sur un palier, face à une porte de chêne grande ouverte. L’inspecteur Pendergast l’attendait, sa haute silhouette à contre-jour.
— Comme c’est gentil à vous d’avoir répondu à mon appel, professeur Kelly, fit-il de sa voix la plus caressante en lui faisant signe d’entrer.
Pendergast était poli à la limite de l’obséquiosité, comme à l’accoutumée, mais il émanait de lui une lassitude que Nora attribua à sa convalescence. Plus maigre que jamais, presque décharné, il était pâle comme la mort.
Nora pénétra dans une pièce extrêmement haute de plafond, dépourvue de fenêtre. Elle observa avec curiosité le décor qui l’entourait. La pièce était peinte en rose avec des moulures noires, à l’exception de l’un des murs, entièrement de marbre noir, le long duquel glissait une cascade dont les eaux s’écoulaient dans un bassin recouvert de fleurs de lotus. Il se dégageait de la pièce un parfum de fleur très agréable qui se mariait à merveille avec le murmure de l’eau.
Deux tables de laque étaient dressées un peu plus loin. Sur la première, un plateau recouvert de mousse vert tendre servait de refuge à une série de bonsaïs, probablement des érables nains. Sur la seconde était posée une vitrine à l’intérieur de laquelle Nora crut reconnaître un crâne de chat. En s’approchant, elle s’aperçut que le crâne était sculpté dans du jade de Chine d’une pureté diaphane. L’objet, d’une extrême délicatesse, était de toute beauté.
Un peu plus loin, assis sur un petit canapé en cuir, elle aperçut le sergent O’Shaughnessy. Il croisait et décroisait les jambes, visiblement mal à l’aise dans ce décor précieux.
Pendergast referma la porte et glissa en direction de Nora, les mains derrière le dos.
— Puis-je vous offrir quelque chose ? De l’eau minérale ? Du Lillet ? Un doigt de sherry ?
— Rien, merci.
— Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je vous demande de m’excuser un instant.
Pendergast disparut aussitôt par une porte dissimulée dans l’un des murs roses.
— Bel endroit, fit Nora à O’Shaughnessy.
— Et vous n’avez encore rien vu. D’où vient son fric, à votre avis ?
— Bill Smith... Je veux dire, un ancien ami à moi prétend qu’il vient d’une famille extrêmement riche ayant fait fortune dans l’industrie pharmaceutique, si j’ai bien compris.
— Ouais...
Le silence s’installa, discrètement souligné par le murmure imperturbable de la cascade. La porte par laquelle était parti Pendergast s’ouvrit enfin et l’inspecteur passa la tête.
— Si vous voulez bien me suivre, fit-il à l’adresse de ses invités.
Ils traversèrent un long couloir mal éclairé, passant devant plusieurs portes. Au passage, Nora eut le temps d’apercevoir une bibliothèque aux rayonnages couverts d’ouvrages reliés en cuir, un clavecin en bois de rose trônant au milieu de la pièce ; un peu plus loin, elle entrevit un petit salon aux murs recouverts de tableaux dans des cadres dorés, ainsi qu’une pièce aveugle et sombre à l’ameublement minimaliste, composé de paravents de papier de riz et de nattes japonaises posées sur le sol.
Pendergast les invita à pénétrer dans un grand salon entièrement lambrissé de panneaux d’acajou sculpté. Une grande cheminée de marbre meublait le mur du fond et trois immenses fenêtres s’ouvraient directement sur Central Park. À droite, un plan détaillé de Manhattan au XIXe siècle occupait tout un mur. Sur une longue table recouverte d’une feuille de plastique avaient été disposés plusieurs rangées de petits morceaux de verre, un boulet de charbon, un squelette de parapluie et un ticket de tramway.
Constatant qu’il n’y avait aucun siège dans la pièce, Nora se planta devant la table pendant que Pendergast en faisait le tour en silence, comme un aigle guettant sa proie. Au bout de quelques minutes d’un silence pesant, il s’arrêta et regarda Nora, puis O’Shaughnessy. Ses yeux brillaient avec une intensité que Nora n’avait jamais vue que chez certains malades mentaux.
Les mains derrière le dos comme à son habitude, Pendergast se dirigea vers le plan qu’il examina avec attention avant de prendre la parole d’une voix à peine audible.
— Nous savons donc où le docteur Leng avait installé son laboratoire. Nous sommes toutefois confrontés à un problème beaucoup plus épineux. Où vivait-il ? Où ce cher docteur avait-il installé ses pénates ? Grâce au professeur Kelly, nous disposons désormais de quelques indices précieux. Le ticket de tramway retrouvé sur le sol du laboratoire correspond à la ligne de métro aérien du West Side. Nous pouvons donc en conclure que le docteur Leng résidait dans la partie ouest de Manhattan.
A l’aide d’un feutre rouge, il dessina une ligne verticale le long de la 5e Avenue, divisant Manhattan en deux.
— Le charbon a la propriété de posséder une signature chimique très spécifique, propre à la mine dont il est extrait. C’est ainsi qu’il m’a été possible d’établir avec certitude que le boulet retrouvé sur le sol du laboratoire provenait d’une mine proche de Haddonfield dans le New Jersey. Une mine fermée depuis longtemps, comme vous pouvez vous en douter. Il n’existait autrefois à Manhattan qu’un seul marchand de charbon s’approvisionnant à Haddonfield, la société Clark & Fils. Mes recherches m’ont permis d’apprendre que leur territoire de chalandise s’étendait de la 110e à la 139e Rue.
Pendergast traça cette fois deux lignes horizontales à hauteur des deux artères qu’il venait de citer.
— Passons à présent à ce parapluie. Un parapluie en soie. Si la soie est une fibre particulièrement douce au toucher, elle fait curieusement apparaître une texture très inégale sous la lentille d’un microscope. Sous l’effet de la pluie, de minuscules particules se retrouvent prises au piège de cette texture, notamment des particules de pollen. Un examen approfondi des restes de ce parapluie a pu révéler la présence de grandes quantités de pollen provenant d’une plante baptisée Trismegistus gonfalonii, communément appelée herbe des marais. Si l’on en trouvait au XIXe siècle tout autour de la presqu’île de Manhattan, sa présence au début du siècle dernier se limitait aux marécages longeant l’Hudson.
Pendergast fit courir un trait le long de Broadway avec son marker rouge, avant de désigner la portion ainsi délimitée.
— On peut donc raisonnablement penser que le docteur Leng vivait à l’ouest de cette ligne, à quelques centaines de mètres tout au plus de la rivière.
Remettant le capuchon du feutre d’un geste précis, il se tourna vers Nora et O’Shaughnessy :
— Des commentaires jusqu’à présent ?
— Oui, fit Nora. Vous dites que Clark & Fils effectuaient leurs livraisons dans cette partie de la ville. Dans ce cas, comment expliquer la présence de ce morceau de charbon dans le laboratoire de Leng, c’est-à-dire bien plus au sud ?
— Excellente question, à laquelle je répondrai de la façon suivante : dans la mesure où Leng travaillait dans le plus grand secret, il était hors de question pour lui de se faire livrer du charbon directement à son laboratoire. On peut donc penser qu’il l’apportait lui-même depuis sa maison, par petites quantités.
— Ça se tient.
— D’autres remarques ? interrogea Pendergast, cette fois sans écho. Nous pouvons donc penser que le docteur Leng habitait sur Riverside Drive entre la 110e et la 139e Rue, ou peut-être dans l’une des rues adjacentes conduisant à Broadway. C’est donc dans ce quadrilatère qu’il nous faut poursuivre nos recherches.
— Cette hypothèse restreint notre champ d’investigation, c’est vrai, mais il nous reste tout de même plusieurs centaines, voire des milliers d’immeubles à fouiller, s’inquiéta O’Shaughnessy.
— Mille trois cent cinq, pour être tout à fait précis. Ce qui m’amène à ces petits éclats de verre.
Pendergast fit une nouvelle fois le tour de là table avant de saisir l’un des fragments de verre à l’aide d’une pince à épiler à bouts caoutchoutés.
— J’ai analysé les substances résiduelles trouvées sur ce morceau de verre. Il avait été soigneusement lavé, mais les techniques actuelles permettent de retrouver la trace de particules infinitésimales. C’est ainsi que j’ai découvert sur ce fragment un curieux mélange chimique, identique à celui présent sur les éclats prélevés par mes soins dans le souterrain de Catherine Street. Un mélange pour le moins inquiétant, quand on s’y intéresse de plus près. On décèle en particulier la présence d’un composant chimique fort rare, l’alumino-phosphocyanate. Entre 1890 et 1918, c’est-à-dire à l’époque où Leng travaillait dans son laboratoire de Doyers Streets, seuls cinq détaillants étaient en mesure de fournir les ingrédients nécessaires à la fabrication d’un tel produit. Le sergent O’Shaughnessy m’a été d’un grand secours en la matière, nous permettant de retrouver leurs adresses.
Il plaça cinq points rouges sur la carte à l’aide de son feutre.
— Par hypothèse, nous dirons que le docteur Leng se fournissait à l’endroit le plus commode pour lui. Comme vous pouvez le constater, aucun de ces détaillants ne se trouve à proximité immédiate de son laboratoire ; nous pouvons donc en déduire qu’il achetait ses produits chimiques près de chez lui. Que constatons-nous ? Qu’il existe trois détaillants dans le West Side, dont le premier, situé ici, est fort éloigné de son domicile.
Il traça des croix sur les points éliminés.
— Il nous reste deux endroits possibles, mais lequel ?
Cette fois encore, ses deux compagnons gardèrent le silence, et Pendergast, reposant le fragment de verre d’un geste méticuleux, fit le tour de la table avant de se planter devant le plan.
— Eh bien, si je me mets à la place de Leng, je dirais aucun des deux. Je m’explique. L’alumino-phosphocyanate étant un poison particulièrement dangereux, quiconque chercherait à s’en procurer aurait toutes les raisons d’attirer l’attention sur lui. C’est-à-dire précisément ce que Leng voulait éviter à tout prix. Je pense donc qu’il s’approvisionnait chez le chimiste le plus éloigné des lieux où il avait ses habitudes : son domicile, le Muséum, son laboratoire. Bref, un endroit où personne ne serait susceptible de le reconnaître. Si mon raisonnement est le bon, il nous reste un seul endroit : New Amsterdam Chemists, situé sur la 12e Rue Est.
Il dessina un cercle autour du point rouge concerné.
— Si je ne me suis pas trompé, c’est là que Leng se fournissait en composants chimiques.
Pendergast, marchant de long en large comme un lion en cage devant le plan, poursuivit après un court moment de silence :
— Par un heureux effet du hasard, il se trouve que le magasin New Amsterdam Chemists existe toujours. Peut-être ses propriétaires ont-ils conservé des archives, ou même des souvenirs de cette époque maintenant lointaine.
Il se tourna brusquement vers O’Shaughnessy.
— Je souhaiterais vous confier cette mission. Il s’agit de rendre visite à cet établissement afin de compulser ses archives. Au besoin, interrogez les personnes âgées qui ont grandi dans les environs. Une enquête de routine, en quelque sorte.
— Pas de problème, inspecteur.
Pendergast, le front plissé, poursuivait déjà son raisonnement :
— Je suis convaincu que le docteur Leng n’habitait pas dans l’une des rues perpendiculaires à Riverside Drive, ce qui voudrait dire que son domicile était situé sur Riverside Drive. Une supposition qui limite considérablement nos recherches, puisqu’il ne nous reste guère qu’une centaine de bâtiments à examiner.
— Comment pouvez-vous savoir que Leng habitait Riverside Drive ? demanda O’Shaughnessy, étonné.
— Tout simplement parce que Riverside Drive était une adresse particulièrement recherchée par la bourgeoisie de l’époque. Il suffit de voir le nombre impressionnant de maisons de maître qui s’y trouvent encore. La plupart d’entre elles ont été divisées en appartements, quand elles n’ont pas été laissées à l’abandon, mais elles ont toutes conservé un peu de leur splendeur passée. Je n’imagine pas un homme comme Leng habitant une maison quelconque dans une petite rue. Il avait de l’argent, beaucoup d’argent. Croyez-moi, j’y ai longuement réfléchi. Jamais il n’aurait acheté une petite maison, au risque que le premier voisin venu vienne lui gâcher la vue. Il aura cherché un endroit lumineux, agréable à vivre, donnant sur l’Hudson. J’en suis certain.
— Mais comment pouvez-vous en être aussi sûr ?
Nora s’interposa soudain, donnant la clé du mystère :
— J’ai compris. Tout simplement parce qu’il avait l’intention de vivre là, très, très longtemps.
Un silence de plomb s’installa dans la pièce, que Pendergast finit par rompre avec un petit sourire :
— Bravo, Nora.
S’approchant du plan, il traça une ligne le long de Riverside Drive entre la 110e et la 139e Rue.
— C’est ici que nous trouverons le docteur Leng, fit-il.
— Vous voulez dire, la maison de Leng, précisa O’Shaughnessy.
— Non, riposta l’inspecteur d’un ton sans réplique. J’ai bien dit le docteur Leng.